Le Royaume-Uni a freiné Rupert Murdoch. Pourquoi ne pouvons-nous pas arrêter Vincent Bolloré en France ?

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Ja Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adoptée par la France en 1789 pour consacrer les principes de la Révolution française, rappelle que « la libre communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen ainsi peut parler, écrire, imprimer librement ».

La Constitution française d’aujourd’hui fait écho à cette même défense de la « liberté, du pluralisme et de l’indépendance des médias ».

Et pourtant, le pluralisme des médias est menacé en France. Oui, en France.

Cela peut surprendre les étrangers qui ont tendance à penser à la Pologne ou à la Hongrie lorsqu’ils envisagent des menaces à la liberté des médias en Europe.

Mais le pluralisme est aussi un problème en France en raison de la portée et de la puissance croissantes du Groupe Bolloré. Ce conglomérat familial est déjà le principal actionnaire de Vivendi, une entreprise mondiale qui détient des actifs de premier plan dans la télévision et le cinéma, dans la publicité, les relations publiques, l’édition et la distribution de contenu numérique. Le groupe Bolloré tente désormais via Vivendi d’acquérir son rival le groupe Lagardère, une fusion qui ne pourra aboutir que si elle est approuvée par la Commission européenne.

En cas de succès de Vivendi – il a régulièrement augmenté sa participation dans Lagardère depuis 2020 -, Bolloré prendrait en outre le contrôle total de l’une des principales radios privées françaises, Europe 1, de deux des principaux hebdomadaires du pays, Le Journal du Dimanche et Paris Match., et Hachette, leader de l’édition française et européenne du livre. Vivendi possède déjà Editis, deuxième éditeur français.

Vincent Bolloré, Le principal actionnaire de Vivendi est un magnat des médias milliardaire accusé d’utiliser son emprise sur les médias pour tenter d’influencer les élections françaises. Plus notoirement, il a offert au candidat présidentiel de droite Éric Zemmour une tribune de plusieurs heures par semaine sur CNews, la chaîne d’information télévisée en continu souvent qualifiée par ses détracteurs de calquée sur la chaîne de télévision américaine conservatrice de Rupert Murdoch, Fox News.

En novembre 2021, le Sénat français a créé une commission d’enquête sur la concentration de la propriété des médias, qui s’est penchée sur la montée en puissance de Bolloré. Alors que les détracteurs de Bolloré affirment qu’il représente un réel danger pour la liberté de la presse, l’enquête n’a apporté aucune solution.

Plus tôt ce mois-ci, le parlementaire Louis Boyard a porté plainte contre Cyril Hanouna, l’animateur vedette de la chaîne C8 de Bolloré, pour l’avoir insulté à l’antenne (Hanouna a traité le député de « merde » et de « bouffon »). Le spectacle d’Hanouna continue, comme si de rien n’était.

Avec l’échec d’un énième projet de loi français visant à freiner la concentration des médias, tout espoir semble être entre les mains de l’UE. Margrethe Vestager, la commissaire à la concurrence, rendra sa décision sur l’opportunité d’approuver la fusion ou de mener une enquête approfondie le 30 novembre.

Vestager a déclaré que le rachat serait examiné du point de vue de la concurrence ; en d’autres termes, elle ne tiendra pas compte de la façon dont les médias de Bolloré ont donné de l’oxygène aux idées d’extrême droite. Elle n’autorisera pas non plus les accusations contre Bolloré d’avoir participé à la censure de contenus (notamment concernant ses activités commerciales en Afrique), d’influencer ce qui apparaît sur la couverture de magazines et de licencier des journalistes qui ont tenté de lui tenir tête. Interrogé par la commission sénatoriale, Bolloré, qui a officiellement cédé le contrôle de Vivendi à ses fils en début d’année, mais conserve son actionnariat et un rôle consultatif, a nié s’être jamais immiscé dans les choix éditoriaux.

Laurence Ferrari et Sonia Mabrouk de CNews animent un débat entre les candidats Les Républicains à l'élection présidentielle française.
Laurence Ferrari et Sonia Mabrouk de CNews animent un débat entre les candidats Les Républicains à l’élection présidentielle française. Photographie : Julien de Rosa/AFP/Getty Images

La décision sera prise du point de vue de la compétition. Ainsi soit-il. Or, l’information est un bien public et ne peut donc être réduite à la seule part de marché. Le pluralisme des médias est essentiel pour préserver la qualité des informations disponibles et garantir que le public est exposé à une variété de voix et de perspectives concurrentes. La fusion proposée donnerait à un seul homme le contrôle de l’information atteignant un tiers de la population adulte française. Si l’accord est conclu, les citoyens français auront un régime d’information moins diversifié et informatif.

Les autorités de la concurrence ont le devoir réglementaire de protéger les consommateurs d’une perte de pluralisme aussi importante. Cela a été clairement indiqué dans la décision de 2018 de l’Autorité britannique de la concurrence et des marchés (CMA) sur la tentative d’acquisition par la 21st Century Fox, contrôlée par Murdoch, du diffuseur Sky. Murdoch, qui contrôlait déjà le Times sur le marché britannique et le Soleil, voulait prendre le contrôle total du Ciel. L’accord proposé était OK dans un sens anti-trust étroit parce que les entreprises étaient actives sur différentes plateformes.

Mais dans sa décision, la CMA a déclaré que ce ne serait pas dans l’intérêt public, notant que «la prise en compte de la pluralité des médias va au cœur de notre processus démocratique et, à ce titre, bénéficie d’une protection particulière dans la législation».

La CMA a utilisé la définition de la pluralité des médias du régulateur britannique des médias Ofcom, soulignant la nécessité d’empêcher « un propriétaire de média ou une voix d’avoir trop d’influence sur l’opinion publique et l’agenda politique ». Étant donné que Bolloré a par le passé à peine dissimulé sa volonté d’influence éditoriale dans les médias appartenant à son groupe, on peut légitimement craindre que cette acquisition ne réduise la diversité des points de vue offerts au public français.

La Commission européenne pourrait faire valoir que le pluralisme relève de la responsabilité des autorités réglementaires nationales, et non de Bruxelles. Mais la loi française en la matière, qui date de 1986, n’est plus suffisante pour garantir le pluralisme des médias à l’ère du numérique.

Peut-être plus important encore, Arcom, le régulateur français des médias, a à plusieurs reprises échoué en tant que régulateur et garant du pluralisme. Il faut que le commissaire européen à la concurrence intervienne au nom du pluralisme en France.

Même si l’on laisse de côté les enjeux liés à l’industrie de l’édition, l’acquisition pose des problèmes de concurrence pour les médias d’information. Via le groupe Prisma, qui détient une gamme d’hebdomadaires et de mensuels populaires, Vivendi touche déjà plus de 16 millions d’adultes en France de manière régulière, soit près de 30 % de la population adulte.

S’il devait aussi prendre le contrôle du Journal du Dimanche (avec 1,2 million de lecteurs) et Paris Match (avec 2,6 millions), il dépasserait largement le seuil des 10% introduit par la nouvelle réglementation européenne, et serait même bien au-dessus de ce que permettrait une approche à l’ancienne des parts de marché.

Au-delà des médias, Vivendi possède des actifs dans la communication, la publicité et l’édition, avec des synergies croissantes entre ses différentes activités. Elle possède une agence de réservation ainsi qu’un promoteur de spectacles et de concerts pour des artistes musicaux et des humoristes. On voit donc des artistes promus par Vivendi à la une des magazines appartenant à Vivendi. Des journalistes comme Laurence Ferrari interviennent dans les différents médias du groupe : Ferrari présente une émission sur CNews TV, une autre sur la radio Europe 1 et, depuis septembre, est rédactrice en chef du service politique de Paris Match.

La régulation de la concentration des médias et la garantie du pluralisme des médias posent des défis à l’ère numérique. Mais nous pouvons sauver le pluralisme. Vivendi peut être bloqué tout comme le Royaume-Uni a bloqué la fusion Sky et 21st Century Fox en 2018.

Si le pluralisme des médias est aujourd’hui menacé en France, il pourrait bientôt l’être dans d’autres pays. Nous n’avons d’autre choix que de repenser entièrement la concurrence, en particulier à une époque où la désinformation mine la démocratie. Nous ne pouvons plus simplement considérer la concurrence loyale comme une question de part de marché, mais devons également prendre en compte la part d’attention. Ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est pas seulement les médias en France mais notre capacité collective à redéfinir le pluralisme des médias et le pouvoir de marché dans un nouveau contexte géopolitique, où la démocratie elle-même est plus fragile que jamais.

  • Julia Cagé est professeure associée d’économie à Sciences Po Paris et chercheuse au Centre de recherche économique et politique (CEPR). Elle a co-écrit cet article avec Andrea Prat, Columbia University et CEPR ; Charles Angelucci, Institut de technologie du Massachussetts ; Ruben Durante, Universitat Pompeu Fabra, Barcelone et Institut catalan de recherche et d’études avancées ; Nicola Fontana, Université de Dublin ; Grégory Martin, Université de Stanford ; Nicola Mastrorocco, Université de Bologne ; Eli Noam, Columbia Institute for Tele-Information et Columbia University Business School ; Maria Petrova, Universitat Pompeu Fabra, Barcelone et ICREA ; Thomas Philippon, Université de New York, Stern School of Business ; Anya Schiffrin, Université Columbia; Andrey Simonov, Columbia Business School; Camille Urvoy, Université de Mannheim ; Tommaso Valletti, Imperial College de Londres

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