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Des députés et citoyens français se sont retrouvés sans le savoir à défendre les intérêts du Kremlin en se mêlant de l’épineux sujet de la régulation des engrais agricoles ? Plusieurs questions de députés ont en tout cas été adressées à l’exécutif depuis 2021 en lien apparent avec le lobbying d’une association sulfureuse : Safer Phosphates.
Depuis 2018, Safer Phosphates est soupçonnée d’être un cheval de Troie de la Russie pour influencer les politiques agricoles européennes.
L’enjeu des phosphates est de taille pour Moscou, qui cherche à rafler de plus grandes parts de marché en tentant de faire modifier la réglementation en sa faveur.
Au cœur de la bataille : les règles européennes autour des seuils de cadmium autorisés pour les phosphates importés, sur fond de préoccupations sanitaires et environnementales. Ce métal lourd est accusé de polluer les sols et de provoquer des effets néfastes sur la santé.
Mais le sujet est aussi géopolitique : le Maroc, principal fournisseur de l’Europe, accuse un niveau particulièrement élevé de cadmium dans ses phosphates. La Russie, deuxième fournisseur de l’UE, a des phosphates à teneur minimale en cadmium et milite donc pour un abaissement des seuils européens — qui exclurait donc son rival marocain et lui pourrait même, à l’heure de la guerre en Ukraine, d ‘ouvrir un nouveau front de dépendance avec le Vieux Continent.
C’est dans ce contexte que l’organisation Safer Phosphates pousse ses idées. Celle-ci se définit désormais comme « coalition informelle d’entreprises souhaitant contribuer aux débats réglementaires et politiques européennes sur les engrais ». Elle est citée dans Lobbyfacts, une base de données tenue par des ONG utilisant le registre européen de la transparence, comme l’un des leviers utilisés par PhosAgro (rebaptisée Purefert depuis). Premier producteur d’engrais phosphatés en Europe, cette multinationale russe est aussi liée à Poutine — l’un de ses actionnaires principaux (au moins jusqu’en 2018) a été son ancien directeur de campagne.
Méthode « assez dégueulasse »
En France, Safer Phosphates a abordé discrètement en 2021 Julien Dive (LR) pour le « sensibiliser » sur ce sujet en avançant principalement l’enjeu sanitaire. « J’ai échangé avec eux plusieurs fois par téléphone (…) et peut-être une fois par visio », reconnaît le député qui a dit avoir assisté à un webinaire et posé une question écrite au gouvernement dans la foulée.
Il y demande si la France irait plus loin que la réglementation européenne en abaissant encore les seuils et en proposant une aide financière aux agriculteurs qui utiliseraient ces engrais « propres » — ce qui reviendrait de facto à faire de la Russie le fournisseur essentiel de la France. Le membre du groupe d’amitié France-Russie affirme qu’il ignore alors tout des intérêts de l’association et de ses membres dans le débat.
« C’est une méthode assez dégueulasse car le thème est présenté avec un enjeu environnemental auquel on est sensible, dans une logique de transition agricole (…) et d’enjeu de santé », s’indigne le député. C’est la lobbyiste Céline Finon, à l’époque au sein de l’agence Confer et désormais directrice conseil du cabinet de lobbying Comfluence, qui avait pris langue avec le groupe LR, affirme-t-il.
Contactée, la lobbyiste dit avoir simplement « rendu service à un ami » de manière non rémunérée pour organiser un webinaire de Safer Phosphates, et n’a donc pas déclaré d’activité sur le registre de transparence de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. PhosAgro et Safer Phosphates n’ont pas non plus déclaré d’actions de lobbying en France.
Le lobbyiste Pascal Michaux, secrétaire général de l’association, déjà épinglé pour une campagne propesticide avec un influenceur français, dit avoir invité Julien Dive « sur une question de santé publique » et n’a pas souhaité commenter plus avant sur les liens de l ‘association avec les intérêts de PhosAgro ou de la Russie. Il précise ne plus être secrétaire général de l’association depuis juin 2022.
Un même combat
Safer Phosphates a fait un tel travail de lobbying et de production d’études sur le sujet des engrais phosphatés qu’elle se retrouve aussi citée comme source régulière sur le sujet par d’autres lobbies ou dans la presse.
A la suite d’une projection dans un festival écolo du documentaire Vert de rage : engrais maudits sur le sujet des phosphates, des citoyens ont spontanément saisi les députés Cécile Untermaier (PS) et Danielle Brulebois (Renaissance) par email afin de leur demander de relancer le gouvernement sur son projet de réduction des seuils — ce que l’association et les députés confirmant.
Dans sa question, Cécile Untermaier cite suggéré Safer Phosphates comme source d’information sur les plans du gouvernement et Danielle Brulebois reprend mot pour mot certaines phrases de la question de Julien Dive, posée un plus tôt après sa « sensibilisation » avec l’association .
« C’est venu d’une association de militants écologistes », se défend Brulebois qui dit n’avoir jamais entendu parler de Safer phosphates et avoir agi « en toute bonne foi ».
« Ça me paraissait assez fondé d’interroger le ministre (…) en porte-voix des citoyens », se justifie aussi Untermaier, qui rappelle que le sénateur écolo Joël Labbé l’avait aussi interrogé sur ce risque sanitaire. Alertée après sa question sur les liens de Safer Phosphates, elle se défend de toute volonté de « relayer les intérêts russes ». Et d’ajouter, qu’en dehors du lobbying, « la question reste quand même importante, non ? ».
Loïc Prud’homme (LFI) a mis lui aussi le dossier en haut de la pile, en posant une question sur le cadmium. Spécialiste en sciences du sol et du cycle des éléments minéraux, en particulier le phosphore, cet ancien technicien de l’INRA affirme n’avoir agi qu’après avoir lu un article dans Le Canard enchaîné, interrogeant l’avenir des dispositions de la loi AGEC — qui notamment de réviser la réglementation des fertilisants.
Contacté, le cabinet du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau n’a pas souhaité commenter sur les enjeux géopolitiques derrière cette question. Le décret censé encadrer les seuils de cadmium n’est pas abandonné : « Le travail qui a lieu est beaucoup plus large que celui sur les seuls engrais phosphatés mais porte sur l’ensemble des matières fertilisantes, donc les décrets prévoient des travaux complexes qui ne ne vont pas réussir tout de suite mais d’ici à la fin de l’année », a précisé une conseillère du ministre.
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